Spécial Huai’an (tourisme gastronomique) : Déjeuner au Musée de la cuisine du Huaiyang à Huai’an (conclusion)

Je réservais pour la fin de cette longue série consacrée à Huai’an (24 épisodes avec celui-ci) un évènement qui m’a fortement marqué : l’un des meilleurs déjeuners que j’aie jamais dégusté en Chine (en près de quinze ans). Cela se passait le 21 août 2014, au restaurant attenant au Musée de la cuisine du Huaiyang à Huai’an.
En descendant du bus qui m’amenait de Suzhou à Huai’an, je m’engouffrai dans un taxi pour aller déposer mes bagages à l’hôtel. Bien entendu, l’une des premières questions que je posai au chauffeur était de savoir quel établissement il fallait visiter pour découvrir la gastronomie locale. C’est sans hésitation que le chauffeur me répondit : le Musée de la cuisine du Huaiyang à Huai’an.
Arrivé à Huai’an le 19 août, j’avais déjà exploré quelques établissements, en m’aidant dans ma sélection sur les commentaires d’Internautes chinois qui avaient fait part sur la toile de leurs impressions sur différents restaurants. Le 21 août à 11h du matin, je hélai dans un taxi devant mon hôtel, et demandai à la jeune femme qui tenait le volant de me conduire dans l’une de ces auberges recommandées par la vox populi. J’avais bien pris soin de noter l’adresse, et avait même étudié attentivement le plan d’accès. Mais, arrivé sur place, impossible de trouver l’antre gourmande, même après m’être renseigné auprès du voisinage : la page que j’avais consultée pour faire mon choix n’était visiblement pas à jour.
On me conseilla le restaurant d’un hôtel de renom non loin des lieux. Je remontai dans mon taxi et donnai le nom de l’hôtel à la question à ma « chauffeuse », qui se mit en route. Au bout de quelques instants, elle me confia sur le ton de la confidence que le restaurant que l’on m’avait recommandé se distinguait surtout par le niveau astronomique de ses additions, et certainement pas par sa maîtrise de la gastronomie locale. Interrogeant la sympathique et consciencieuse jeune femme sur les autres choix qui s’offraient à moi, elle me dit qu’elle consentirait volontiers à me conduire jusqu’au restaurant du musée susnommé, si la distance et l’horodateur ne me faisaient pas peur. Soit ! Puisque les locaux tiennent ledit restaurant en si grande estime, il doit bien y avoir une raison. Nous voilà donc partis.
A l’issue d’un trajet un tantinet longuet, nous arrivâmes devant l’esplanade du musée. Notre véhicule s’approcha de l’entrée, devant laquelle la maîtresse d’hôtel de service à cette heure bavardait avec le garde de sécurité en attendant que les derniers convives attablés finissent leurs agapes. Nous voyant arriver, et repérant derrière la vitre de la portière attenante au siège passager le visage rubicond du convive étranger (votre serviteur), elle s’approcha, à la fois inquiète et curieuse.
Une fois la vitre abaissée, ma conductrice se pencha vers la jeune femme et lui dit en substance qu’elle amenait un client qui semblait avoir un intérêt particulier pour la gastronomie du cru. L’accorte jeune fille (je veux parler de la maîtresse d’hôtel) commença par s’enquérir du nombre de convives (« un seulement »), avant de laisser se dessiner sur son visage avenant l’esquisse d’une moue, remplacée immédiatement par une expression d’embarras : « C’est que, là, normalement, nous, on ne sert que des tablées, pas des personnes seules… » « Allez, fais un effort, insista la conductrice, il vient de France tu sais, et il est venu à Huai’an spécialement pour manger ici ! » (un peu d’exagération ne nuit pas…) « Bon, d’accord, dans ce cas, comme il y a encore deux tables qui n’ont pas fini de déjeuner et que les cuisiniers sont encore à cuisine, on va voir ce qu’on peut faire… » ☺
Je descendis donc du véhicule, en oubliant presque de matérialiser en monnaie sonnante et trébuchante le nombre affiché sur le compteur, et emboîtai le pas à la gentille jeune femme. Elle me conduisit dans un petit salon attenant à un plus grand, au centre duquel était magnifiquement dressée une table pour une douzaine de convives, en me mettant dans les mains une carte sommaire, en chinois (« Désolé, on n’a pas de carte en anglais. Tu lis le chinois ? »), et quitta le petit salon.
Elle revint avec bol, assiette et baguettes qu’elle disposa devant moi, en me demandant si j’étais prêt à passer commande. Je n’avais pas eu le loisir de parcourir tous les mets proposés, et hésitais. J’étais là pour déguster, et tous les mets dont je voyais les noms inscrits me faisaient envie. Elle devait être télépathe, car à peine avais-je formulé dans ma pensée mon hésitation, qu’elle me proposa : « Si tu veux, je vais voir en cuisine ce qu’il y a, et je demande au chef de te concocter un petit menu de dégustation ? » Une fée venait de se pencher sur mon misérable sort ! « Oui, oui, bien sûr, c’est parfait », répondis-je en essayant, avec difficulté, le flot de salive qui emplissait ma cavité buccale.
Elle me laissa alors à nouveau seul, pour un moment qui me parut interminable. J’en profitai pour prendre sur un guéridon proche l’exemplaire de la revue éditée par le Musée, revue bien entendu consacré à la cuisine du Huaiyang.
Elle revint enfin, et posa ceci sur la table, devant mes yeux :
menu dejeunerC’était le menu de dégustation qui avait été spécialement élaboré par le maître-queux pour ce « diable étranger » qui venait déranger les projets de sieste réparatrice des marmitons. Elle égrena les noms de la dizaine de plats mentionnés (j’écoutais à peine, subjugué que j’étais par la délicate attention), et m’informa que l’ensemble me serait facturé une véritable fortune : 300 yuans (moins d’une quarantaine de nos euros) ! Je répétai « Oui, oui, bien sûr, c’est parfait » comme un automate, la regardai s’éloigner, et repris la lecture de la revue.
Après un moment qui me sembla une éternité, je vis arriver, l’un après l’autre, les mets promis (je procède dans l’ordre de la liste ci-dessus) :
Choix affiné d’entrées froides (精美拼盘 [jīngměi pínpán])
entreeLe cuisinier chargé de la préparation de ce plat-ci avait visiblement eu envie de démontrer son expertise dans le maniement de la « feuille de boucher » (le couteau utilisé généralement par les cuisiniers chinois ressemble assez à la feuille utilisée par nos bouchers pour débiter les os) : sans mentir, les tranches de concombre et de bœuf n’avaient pas l’épaisseur d’un millimètre. Le bœuf était incroyablement parfumé et tendre. Les tranches de concombre d’une fraîcheur irréprochable. Les filaments de tripes savoureux. La colonnette que vous apercevez sur la photo ci-dessus était constituée de champignons et de feuilles de « pakchoi » découpés et subtilement assaisonnés d’une huile de sésame irréprochable.
Doux bustier de Huaian (淮安软兜 [huáiān ruǎndōu])
ruandou_changyuIl s’agit bien entendu du « long poisson en doux bustier », spécialité-phare du banquet des aiguilles huaianais, dont nous avons déjà parlé ici. La version qui me fut servie ce jour-là se distinguait par la quasi absence visuelle, inhabituelle, de sauce de soja et d’ail. Il faut rappeler que, à Huaian, ce qui importe avant tout, c’est la qualité de la matière première, qui se suffit presque et n’a pas besoin de se parer des faux atours d’épices et de condiments souvent trop abondants.
Soupe épaisse de tortue à carapace molle de Zhuqiao (朱桥甲鱼羹 [zhūqiáo jiǎyúgēng])
soupe tortueLa tortue à carapace molle (甲鱼 [jiǎyú], littéralement « poisson à carapace ») est un animal aquatique, vivant dans les étangs et rivières. Cette bestiole est un ingrédient de luxe de la gastronomie chinoise. On l’appelle « tortue à carapace molle » car elle possède une carapace d’une dureté relative, recouverte d’un cuir épais. L’animal est souvent préparé en soupe. Dans le bol de bouillon épais qui me fut servi, pas le plus petit os : la chair avait été soigneusement détachée des parties osseuses, puis finement hachée. L’épaisseur de la soupe est traditionnellement obtenue par l’adjonction de fécule de pomme de terre (parfois de maïs). Le bouillon comme la chair étaient absolument divins, mais c’est le poivre qui me fit la plus grande impression : fraîchement moulu, évidemment, et d’une saveur jamais rencontrée dans aucun autre poivre chinois. Interrogée, la maîtresse d’hôtel m’expliqua que le chef se fournissait en poivre en grains, non pas sur les marchés de denrées alimentaires, mais chez un herboriste spécialisé dans la préparation des ordonnances de médecine traditionnelle chinoise, qui se procurait, pour ses ordonnances, d’un poivre particulier dont je ne pus malheureusement rien savoir de plus (j’aime à imaginer qu’il s’agit de poivre noir de Kampot…).
Crevettes de rivière à l’eau salée (盐水河虾 [yánshuǐ héxiā])
crevettesLes amateurs de cuisine chinoise savent que les « crevettes à l’eau salée » (il s’agit de crevettes d’eau douce simplement blanchies à l’eau bouillante salée) constituent un plat des plus ordinaires dans les restaurants de Chine continentale, aussi fus-je un peu étonné de voir arriver un ramequin avec cinq crevettes (certes belles et retenant entre leurs pattes des œufs en quantité) dans leur bouillon, à peine agrémentées d’un tronçon de ciboulette. Là aussi, ce qui importait, c’était plus la qualité irréprochable des petits crustacés que la haute technique culinaire.
Boulettes de porc de Qingong (钦工肉圆 [qīngōng ròuyuán])
boulettesLa réalisation de ce mets-ci nécessite en revanche une bonne maîtrise de la technique culinaire : tout d’abord, il est nécessaire de sélectionner pour sa confection de la viande maigre obligatoirement prélevée sur la cuisse arrière d’un cochon. La viande est lavée, puis réduite en bouillie à l’aide du plat d’un couteau ou d’un petit bâton de métal. La force appliquée doit être mesurée pour ne pas endommager la chair, et l’opération doit se dérouler en une seule fois. On intègre ensuite à la bouillie carnée du gras de porc, du sel, du bouillon de volaille déshydraté, du blanc d’œuf, de la farine de haricot, du gingembre, de la ciboulette, etc., tous ces ingrédients étant ajoutés en quantités idoines. On laisse fermenter la préparation pendant 4 à 5 heures, puis on cuit les boulettes, qui ont approximativement la taille d’une balle de pingpong. La cuisson peut se faire simplement à l’eau, dans un bouillon, ou en friture. Les deux boulettes qui me furent servies avaient été cuites dans un bouillon de volaille, subtilement agrémenté d’une baie de koji et d’une paire de feuilles de pakchoi.
Tofu de Pingqiao (平桥豆腐 [píngqiáo dòufǔ])
tofuPingqiao est un bourg situé à une trentaine de kilomètres au sud de Huaian. Ce bourg est réputé pour sa gastronomie, et notamment pour un plat de tofu tout à fait particulier : le tofu frais, très friable, est débité en tous petits losanges très fins, et cuit dans un bouillon rectifié avec du gingembre frais et de la ciboulette. L’ensemble est complété par des oreilles-de-Judas soigneusement débitées. Ce plat fut sans doute celui qui me déçut le plus. (Il faut dire que j’avais dégusté il y a une douzaine d’années un plat de ce tofu au restaurant Deyuelou 得月楼 [déyuèlóu] du bourg de Pingqiao, justement, et mes papilles en conservent un souvenir ému !)
Quenouilles cuites aux crevettes séchées (开洋蒲菜 [kāiyáng púcài])
quenouilleUn autre plat mythique de Huaian, auquel j’ai consacré ici un billet. Je n’en dirai pas plus, en me contentant de recommander aux amateurs de légumes hors du commun de bien prendre le soin d’y goûter en cas de passage à Huaian.
Cœurs de pakchoi aux oreilles-de-Judas (菜心木耳 [càixīn mù’ěr])
pakchoiCe plat aussi est proposé sur la carte de tous les restaurants de Chine, même les plus modestes. Une fois de plus, ce qui importait ici, c’était la qualité exceptionnelle des ingrédients.
Brocolis sautés à l’ail (蒜泥西兰花 [suànní xīlánhuā])
brocolisAujourd’hui encore, je ne m’explique pas la présence de ce plat, qui, si vous voulez mon humble opinion, n’avait pas vraiment sa place dans ce florilège gastronomique….
Gâteau d’igname de Chine au coulis de citrouille
gateauCe plat n’est pas mentionné dans la liste, et je n’ai pas retenu son nom en chinois. Pour terminer le repas, ce petit dessert léger convenait parfaitement, même si je l’aurais préféré un peu plus sucré.
Plat principal (主食 [zhǔshí])
raviolisNe vous laissez pas abuser par la terminologie : on qualifie aujourd’hui en Chine de « plat principal » un plat théoriquement consistant, constitué de riz ou d’un mets à base de farine de blé, servi en toute fin de repas pour se donner bonne conscience (il est en effet inconvenant de se nourrir exclusivement de plats élaborés, sans riz ou autre produit céréalier, comme il serait inconvenant de prendre chez nous un repas sans pain). Dans mon cas, ce plat principal consista en deux délicieux raviolis cuits à l’eau.
Je radote volontairement : ce déjeuner fut sans doute l’un des meilleurs qu’il m’ait été donné de déguster en Chine. Au moment de payer mon addition, je voulus réserver une table pour le surlendemain, veille de mon retour à Suzhou, afin de renouveler cette expérience exceptionnelle, mais ma prière ne put pas être exaucée, car l’établissement était ab-so-lu-ment complet. Qu’à cela ne tienne : je renouvellerai l’expérience l’été prochain, en essayant d’entraîner dans l’aventure d’autres gourmands…

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Un commentaire pour Spécial Huai’an (tourisme gastronomique) : Déjeuner au Musée de la cuisine du Huaiyang à Huai’an (conclusion)

  1. Chantal Pistol dit :

    Quel banquet, comme je vous envie!
    Chantal.

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