Gastronomie traditionnelle : Le crabe de grande écluse (大闸蟹)

Depuis un certain nombre d’années maintenant, une véritable tempête traverse la Chine tous les ans, à partir de septembre, prenant sa source dans la grand banlieue de de Shanghai, causée par un animal à l’apparence somme toute anodine, appelée communément en chinois « crabe de grande écluse » (大闸蟹 [dàzháxiè]).
Il s’agit en fait du crustacé plus connu sous les noms anglais de « Shanghai hairy crab » (littéralement « crabe poilu de Shanghai ») ou de « Chinese mitten crab » (« crabe chinois à mitaines »), en latin Eriocheir sinensis, dont nous avions d’ailleurs très succinctement parlé dans un billet bibliographique présentant un ouvrage consacré à la bestiole (voir ici).
Tout en sachant que je bégaye, je tiens tout de même à persister dans ma dénonciation outrée de l’appellation abusive de crabe « de Shanghai », car si ce crustacé trouve son chemin jusque dans la plupart des restaurants de la métropole chinoise, ce ne sont pas les lacs de la municipalité autonome qui abritent sa naissance et sa croissance, mais c’est un lac bien précis, de taille assez respectable, qui se trouvent sur le territoire de la municipalité de Suzhou, dans la province voisine du Jiangsu : le lac Yangcheng (阳澄湖 [yángchénghú]). Si l’on veut être précis et pointilleux, on peut même préciser que la véritable patrie du « crabe de grande écluse » est, en terre suzhoulaise, le bourg de Bacheng (巴城 [bāchéng]).
Le lac Yangcheng est réputé pour la qualité de son eau et de son fonds. Si Eriocheir sinensis n’est pas une espèce rare et qu’on la trouve dans d’autres corps d’eau douce de Chine (et d’autres contrées, puisque le crabe a été accidentellement exporté jusqu’en Europe), seuls les spécimens originaires de ce lac ont les qualités requises pour pouvoir prétendre à l’appellation de « crabe de grande écluse ». Les crustacés de la même espèce qui n’ont pas eu la chance de naître au bon endroit sont tout au mieux qualifiés en chinois de « crabes de Chine aux pinces velues » (中华绒螯蟹 [zhōnghuá róngáoxiè]).
Le crabe du lac Yangcheng se distingue par plusieurs signes extérieurs de noblesse : un ventre blanc, dû à la bonne qualité des fonds du lac (les crabes élevés dans d’autres eaux portent sur leur ventre, même après un rinçage énergique, des traces boueuses) ; le crabe, bien nourri, est plein de chair, ce qui se détecte au toucher lorsque l’on appuie sur son dos ; le dos de l’animal qui sort de l’eau est d’un beau vert intense ; des pinces dorées et robustes, qui permettent à la bête de se déplacer même sur une surface très lisse ; les pinces, enfin, portent une pilosité jaune sombre et drue.
La qualité de l’animal influe bien entendu directement sur celle qualité de sa chair, qui est abondante, ferme et fine à la fois.
C’est vers la mi-septembre que l’on commence à déguster en Chine le crabe de grande écluse. La saison dure jusqu’à la fin novembre, voire début décembre. Les vrais connaisseurs expliquent que l’on doit consommer d’abord les femelles jusqu’au mois d’octobre, puis les mâles, en novembre. Un adage dit même « nombril rond au neuvième mois, pointu au dixième » (九月团脐十月尖 [jiǔyuè tuán qí shíyuè jiān]), ou, plus prosaïquement, « femelle au neuvième, mâle au dixième » (九母十公 [jiǔmǔ shígōng]). (On parle bien entendu là des mois du calendrier luni-solaire chinois, qui présente en moyenne un mois de décalage par rapport au calendrier occidental.)
Pourquoi ce timing ? Cela s’explique facilement : en plus de la belle chair blanche et savoureuse qui est commune aux crabes des deux sexes, on apprécie par-dessus tout de goûter aux sécrétions des glandes génitales (on parle en chinois de « jaune de crabe » 蟹黄 [xièhuáng]). Or ce sont d’abord les femelles qui, pendant le neuvième mois lunaire, mettent en branle leurs ovaires dans le but de perpétuer l’espèce ; suivent ensuite les mâles qui attendent que les femelles aient produit leur part pour sécréter à leur tour leur matière séminale.
Le « must » pour un sino-gastronome consiste à aller déguster sur un restaurant installé sur un bateau ancré sur la rive du lac Yangcheng, à Bacheng, non seulement le crabe lui-même, mais aussi les plats nombreux dans lesquels chair et « jaune de crabe » ont un rôle à jouer. J’ai d’ailleurs profité de ma présence à Suzhou pendant la saison idoine pour prendre le prétexte d’un « déjeuner de cohésion » avec mes collaborateurs, pour suggérer, car le hasard doit parfois être aidé pour faire bien les choses, que nous profitions du week-end pour aller humer l’air pur du lac Yangcheng du côté du bourg de Bacheng.
Mais prévoyant de consacrer un billet à la consommation du crabe de grande écluse sur les lieux de sa naissance, je n’en dis pas plus. Je vous conterai l’aventure dans un prochain billet.
Ci-dessous, la photo du ventre d’un mâle, dont vous pouvez admirer le « nombril pointu » (l’opercule en forme de cloche à la base du ventre de l’animal) :
(Concernant le crabe de grande écluse, je vous invite à lire ici le billet en chinois qu’y consacre Baidu)
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5 commentaires pour Gastronomie traditionnelle : Le crabe de grande écluse (大闸蟹)

  1. Alex Gastronome Parisien dit :

    Ton article me donne bigrement envie de manger du crabe 😉

    • pascalkh dit :

      Pour le crabe de grande claie, il faut se dépêcher, si ce n’est pas trop tard, où alors il faudra attendre l’année prochaine 😀
      Mais à Hong-Kong, il y a des fruits de mer babyloniens. Je me souviens en particuler de crabe servi à la « bifengtang », avec de l’ail émincé frit en abondance et des piments… J’en salive rien que d’y penser !

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