Spécial Huai’an (pour le plaisir) : Long poisson en doux bustier (软兜长鱼)

Le « long poisson en doux bustier » (软兜长鱼 [tuǎndōu chángyú]) est le plat iconique du banquet d’anguilles de la cuisine de Huai’an. Il est proposé sur toutes les cartes de cuisine huai’anaise qu’il m’a été donné de voir, et jouit d’une immense renommée dans l’ensemble de la Chine.
Ce plat a été le premier plat chaud servi à l’occasion du banquet organisé le 1er octobre 1949 pour la création de la République Populaire de Chine.
Les ingrédients sont d’une simplicité déconcertante : anguille de marais, ail, poivre, ciboule chinoise (韭菜 [jiǔcài]), sucre, sauce de soja claire et vinaigre de riz (et un peu de saindoux et d’huile parfumée à l’ail pour la cuisson). C’est dans le choix de l’anguille et dans la technique de préparation qu’il faut rechercher les secrets de l’élaboration de ce mets légendaire.
Les anguilles utilisées pour la confection de ce plat sont soigneusement sélectionnées : il faut choisir des anguilles très minces, et longues au maximum d’une trentaine de centimètres. Elles ont l’aspect du manche d’un pinceau de calligraphie, et sont de couleur foncée, c’est pourquoi on appelle en chinois les anguilles qui répondent à ces critères les « manches de pinceau bleus » (笔杆青 [bǐgǎnqīng], le qualificatif « bleu » devant plutôt être compris ici dans le sens de « sombre, foncé »). Le poivre (noir et blanc) doit absolument être fraîchement moulu. Quant au vinaigre, il n’est pas question d’utiliser autre chose que du vinaigre parfumé de Zhenjiang (镇江香醋 [zhènjiāng xiāngcù]).
Les exigences techniques concernant la préparation de ce mets sont très strictes. Il faut tout d’abord tuer les anguilles en les plongeant dans une casserole d’eau bouillante dans laquelle on a ajouté du sel, du vinaigre et de l’alcool de riz. On recouvre immédiatement la casserole d’un couvercle pour éviter que les anguilles ne sautent hors de la casserole pour échapper à leur supplice. Lorsque les animaux ont fini de se débattre, on les sort de l’eau et on les égoutte.
On prélève ensuite la chair du dos des anguilles, en veillant bien à conserver des lanières entiers. Pour prélever cette chair, il faut utiliser une lame de bambou, car une lame métallique confèrerait à la chair un goût de rouille désagréable. De plus, avec une lame métallique aiguisée, on risquerait aussi de prélever une partie des petites arêtes de l’anguille, ce qui bien sûr n’est pas le but. Pour ce plat, on n’utilise pas la chair du ventre car cette partie-là de l’anguille est un peu trop ferme. La chair du dos ainsi prélevée représente à peu près la moitié du poids de l’anguille.
Il est aussi important d’utiliser des anguilles vivantes, et de ne les préparer qu’au moment où l’on cuisine le plat, car la chair des anguilles a tendance à perdre de sa saveur lorsqu’elle est préparée à l’avance. De plus, l’anguille une fois morte, sa chair des toxines. C’est pourquoi il est vivement recommandé de ne jamais manger d’anguille du marais morte.
Le long poisson en doux bustier est un plat sauté, mais avant de faire sauter les lanières d’anguille, il convient de les blanchir dans de l’eau agrémentée d’un peu d’alcool de riz et de vinaigre. Le but de cette opération est d’une part de « nettoyer » la chair d’anguille qui a pu être plus ou moins contaminée lors de la découpe, et d’autre part de la débarrasser du goût terreux désagréable que peut avoir parfois l’anguille. La durée du séjour des lanières d’anguille dans l’eau bouillante doit être courte.
Il faut ensuite préparer la sauce avec laquelle les lanières d’anguille seront sautées : sauce de soja claire, un peu de sucre, un peu de poivre blanc fraîchement moulu, un peu de bouillon de volaille (ou, à défaut, d’eau). On complémente avec un peu de fécule de maïs diluée dans de l’eau (pas trop, la sauce ne doit pas être trop épaisse).
La matière grasse utilisée se compose de saindoux et d’huile parfumée à l’ail à parts égales. Une fois la matière grasse chaude, on y fait revenir du poivre noir moulu. On fait ensuite sauter la ciboule chinoise (on utilise la partie inférieure des tranches de ciboule) et l’ail (détaillé en tranches ni trop fines, ni trop épaisses). Une fois que les parfums des épices commencent à s’exhaler, on ajoute les lanières d’anguille, et tout de suite après, la sauce. On fait sauter l’ensemble une vingtaine de secondes, puis on rajoute un filet d’huile parfumée à l’ail, et un peu de vinaigre parfumé de Zhenjiang. On fait sauter encore une quinzaine de secondes, et on dresse le plat.
La recette décrite ci-dessous est une recette un peu simplifiée, que l’on pourrait qualifier de « grand public ». Les maîtres-queux de Huai’an ont des exigences encore plus strictes quant aux durées des différentes étapes de la cuisson (cette durée se calcule en secondes !), quant à la hauteur à laquelle les lanières d’anguille doivent sauter dans la casserole, etc.
Le long poisson en doux bustier fait partie des recettes obligatoires à démontrer lors des examens de qualification que subissent les cuisiniers de Huai’an, mais la vraie maîtrise de ce plat nécessite plusieurs années de pratique.
Un dernier mot pour expliquer la dénomination : Ken Wang, un ami cuisinier originaire de Huai’an, m’a expliqué avec un sourire que l’anguille préparée de cette façon est qualifiée de « doux bustier », car la chair a la douceur du bustier que portaient autrefois, à même la peau, les jeunes filles chinoises…
Si vous comprenez le chinois (ou pour le simple plaisir des yeux), je vous invite à visionner ici une vidéo dans laquelle est démontrée la préparation de ce plat.
Ci-dessous, la photo du plat d’anguilles en doux bustier que j’ai eu l’infini bonheur de déguster au cours d’un déjeuner hors du commun servi au restaurant du Musée de la cuisine du Huaiyang à Huai’an, le 21 août 2014 :
ruandou_changyu

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