Tabous alimentaires : Poires et goyaves

Orchidée marine, mon épouse, refuse obstinément de partager avec quelque poire que ce soit ! Elle sait pourtant l’amour immodéré que je porte à ce fruit, et elle-même n’hésite d’ailleurs pas à s’en régaler dès qu’elle en a l’occasion. La pomme du péché originel serait-elle donc devenue, par le biais d’une traduction malencontreuse de la Genèse en chinois, le fruit défendu de l’Empire du Milieu ?
Ne nous fourvoyons pas et n’allons pas chercher dans les arcanes de la diffusion du christianisme en terre chinoise une explication que la linguistique la plus élémentaire suffit à fournir !
En chinois, la poire est appelée 梨 [lí] (attention de ne pas confondre avec l’homophone approximatif 李 [lǐ], qui désigne la prune) et partager se dit 分​ [fēn] ; pas besoin d’avoir soutenu une thèse de doctorat ès linguistique chinoise aux Langues’O pour en déduire que « partager une poire » se dit en chinois 分梨 [fēn lí]. Si ma tendre moitié refuse rageusement toute portion de poire que je lui offre, c’est que [fēnlí] est le parfait homophone du mot分离 [fēnlí], qui revêt un sens très différent, puisque 分离 signifie « se séparer »…
Lorsque je narrai l’anecdote à Hélène, la jeune femme cambodgienne qui tente désespérément d’améliorer mon khmer par ses cours hebdomadaires, elle m’indiqua qu’un tabou équivalent existait en khmer. Là, j’avouai mon incompréhension totale : en khmer, la poire est appelée សារី [sari], qui est-être un mot d’origine chinoise (雪梨 [xuělí], qui désigne la poire asiatique, Pyrus pyrifolia), et, que je sache, le mot [sari] ne saurait en aucun cas être confondu avec un verbe indiquant une séparation quelconque.
Hélène m’indique avec un sourire narquois que si les Khmers, époux ou amants, partagent sans la moindre appréhension toute poire qui leur tombe sous la main, il est hors de question, à moins de vouloir voler vers d’autres horizons, de partager la moindre goyave ! La goyave est en effet appelée en khmer ត្របែក [trâ-baêk], et il se trouve que chez les héritiers d’Angkor, la seconde syllabe du mot, បែក [baêk], signifie aussi « se séparer ».
Si vous souhaitez éviter d’offusquer votre partenaire, la prudence est donc de mise quand il s’agit de partager entre vous poires ou goyaves !
(Ci-dessous, une goyave à la chair rose, en coupe ; la photo a été prise à Taipei le 4 septembre 2017.)

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